BONUS TRACK (En avant la musique) // Marie Lechner
Article paru dans Libération, 9 mars 2011.
Marie Lechner est journaliste, spécialiste en art, art numérique et musique électronique.
Néons cryptiques et mélodies synthétiques accueillent le public à Plateforme, nouvel espace d'art contemporain, rue des Haies à Paris (20e). Noyés dans les fumigènes lors du vernissage, filles et garçons s'enlacent sur un slow vaporeux interprété par les Lumineuses Fièvres, concert performance qui revisite le quart d'heure américain, parfaite mise en bouche pour l'exposition Bonus Track, visible jusqu'au 18 mars.
Evoluant d'ordinaire dans les arts numériques, Julie Morel s'aventure sur le terrain musical. Les oeuvres présentées interrogent toutes la partition et célèbrent «le plaisir ou la frustration liée à son déchiffrage».
Lors d'une résidence aux archives départementales de la Dordogne, l'artiste tombe fortuitement sur des partitions de la fin du XIXe et début du XXe siècle. «Un fonds rarement consulté qui comportait plusieurs milliers de partitions spécialisées dans la musique de bal.» Une époque où chaque village avait son harmonie, qui interprétait polkas, valses et scottish pour faire tournoyer les amoureux au son du cornet, du piano ou du violon. «Pour écouter alors de la musique, le seul moyen était de la jouer.» Julie Morel demande à des musiciens professionnels de rejouer ces partitions, mais ceux ci se retrouvent souvent dans l'incapacité de les déchiffrer: notations incomplètes, approximatives, airs inconnus...
«C'était sans queue ni tête», dit l'artiste, qui sélectionne douze partitions au seul regard de leur titre évocateur: la Polka des ours, la Polka des typos, les Pâquerettes, ou Coeur Brisé. Sans doute des tubes à leur époque, mais sombrés dans l'oubli...
Julie Morel décide de les dépoussiérer et de les remettre au goût du jour. Elle scanne les partitions avec un logiciel de reconnaissance des signes musicaux et les réinterprète dans des compositions rappelant la variété synthétique des années 80. «Ca donnait quelque chose de très plat, j'ai donc fait du rééchantillonnage mais en gardant ce côté pop kitsch de la musique électro de ces années là.» Une manière de boucler la boucle. «Cette pratique amateur de la musique populaire a disparu avec l'arrivée du phonographe, dit Julie Morel. Elle est devenue obsolescente à cause d'une technologie. L'ordinateur personnel, un autre objet technique, en engendre une nouvelle», dit l'artiste, elle-même novice en matière de musique.
La plupart des chansons, éditées sur un CD intitulé Partition, explorent le thème de la séparation, pendant négatif de l'amour, thème de prédilection de la musique pop.
L'exposition présente plusieurs oeuvres «périphériques», une compilation de samples et citations, à déguster comme une mixtape. Des titres de l'album sont déclinés sous forme de néons écrits en langue braille, indéchiffrables pour les voyants comme pour les malvoyants d'ailleurs. Une phrase sérigraphiée (tirée de Shaddy Lane, morceau du groupe américain Pavement), écrite à l'encre phosphorescente blanche sur papier blanc n'est lisible que par intermittence, lorsque les néons s'éteignent, avant de s'évanouir.
«J'ai voulu explorer ce qu'est une partition au sens large, la notation musicale, qui est un code à déchiffrer donnant accès à un langage, mais aussi la partition d'un disque dur qui consiste à diviser un disque en plusieurs ensembles compartimentés, dit Julie Morel. Un peu comme lorsqu'on se sépare d'un être aimé et qu'on n'a plus accès à son univers.»
«Bonus Track», à Plateforme, jusqu'au 18 mars, 73 rue des Haies, 75020 Paris. Du mercredi au dimanche, de 14h30 à 19h30.