FOREVER TECH' // Camille De Singly
Texte réalisé pour le catalogue monographique "My Life is an Interactive Fiction" (Édition Résidence de l'art en Dordogne/DRAC Aquitaine).
Camille de Singly est critique d'art. Elle a été chargée des expositions au FRAC Centre, elle coordonne Documents d'artistes Aquitaine.
Julie Morel se définit volontiers comme une artiste du net, appréhendé à la fois comme
l'espace, l'objet et le média de ses créations. Elle y développe et y ancre le récit de son
oeuvre, qui se tisse au jour le jour dans les ramifications de ses multiples projets de recherche,
de création et de commissariat. Les ressources du net - son accessibilité, son
interactivité, sa durabilité notamment - lui assurent une fenêtre active ouverte sur le
monde et lui permettent d'inscrire dans le temps le projet de création d'une vie, vécu
comme tel. Dans le miroir sélectif mais pas lissé de son site julie.incident.net, elle garde
trace des petits1 comme des grands moments de création, des oeuvres pérennes ou éphémères
qui subsistent sous une forme parfois altérée (des sites se transforment en image,
des vidéos en extraits, des performances en vidéos, etc.). Entre la poupée russe high-tech
et l'arbre virtuel, julie.incident.net est ainsi la fois journal, archives, et grand oeuvre.
À travers cette union étroite du réseau, de sa vie et de son oeuvre, Julie Morel interroge
la nature des transformations apportées par ce nouvel outil à l'être-au-monde. Si Nokia
ou Facebook se targuent de « connecter les gens », Julie Morel s'intéresse tout autant aux
séparations qu'aux liens induits par ces nouveaux médias. Séparation de corps, puisque
l'on va se satisfaire d'une relation « virtuelle » ; séparation d'esprit, si chacun s'oublie – et
oublie l'autre - dans une pratique dévoreuse de temps et d'énergie. En 2008, une proposition
illustre avec force cette recherche sur les partitions contemporaines : Without interface.
Pendant une semaine, l'artiste s'impose d' « éviter les conversations quotidiennement
par le biais d'interfaces, pour ne privilégier que des conversations directes ». Et
elle précise : « plus de téléphone, de mail, de Skype, iChat, de Facebook non plus. J'ai
planifié quelques rencontres pour que cette semaine ne soit pas différente des autres,
pour continuer à interagir avec mes amis, les gens qui me sont proches. » Conçu comme
un cadeau d'anniversaire que l'artiste se fait à elle-même, Without interface rappelle
par sa méthodologie inspirée d'un certain militantisme « soft » (doux ou mou – ces fameuses
journées « sans », sans voiture par exemple), qu'on ne sait plus s'astreindre trop
longtemps à des comportements pourtant gages d'un certain bien-être. À l'échelle de
nos interactions quotidiennes, une semaine d'abstinence aux connectiques contemporaines
est une éternité. Mais l'objectif est sans doute ailleurs (même si le titre de l'oeuvre
souligne d'abord ce qui est perdu) : il s'agit de savoir retrouver une relation directe aux
« autres », réduits au cercle plus étroit des proches que l'on peut voir physiquement. Et
de s'accorder une semaine annuelle de contact humain réel exclusivement, comme on
pouvait envisager dans des temps plus anciens de s'aérer périodiquement à la campagne
pour communier avec la vraie nature.
Créée la même année pour l'exposition My life is an Interactive Fiction à la Galerie
Duplex de Toulouse, Sweet Dream met en scène un autre aspect de l'hyperconnectivité
de la société actuelle : la constante « présence » imposée de l'autre, qui peut devenir intrusion,
et ce en dépit (à cause?) de la séparation physique.
Elle présente sur l'un des murs les deux petites touches d'un clavier d'ordinateur :
« Sleep » et « Wake up ». « Les deux touches se situent à hauteur de la main, sur le mur,
de sorte que l'on peut appuyer dessus. C'est tout. Enfin, c'est tout à Toulouse, car ces
deux touches sont reliées à ma lampe de chevet, à Paris. Ainsi, pendant toute la durée de
l'exposition, 3 semaines, les visiteurs auront tout loisir de contrôler l'allumage et l'arrêt
de ma lampe, de jour comme de nuit… »
Vingt-cinq ans après le succès du célèbre tube d'Eurythmics, Julie Morel fait resurgir
le fantôme d'un ironique Sweet dreams (rêve doux, l'équivalent aussi de notre « Fais de
beaux rêves! ») qui annonçait : « some of them want to use you » (certains veulent user de
vous). À plus de 650 kilomètres de distance, tout visiteur de la Galerie Duplex peut ainsi
- notamment - interrompre le sommeil de l'artiste dans son appartement parisien. Cette
intrusion de l'autre dans le chez-soi, 24h/24h, avec cet outil de torture que peut devenir
la lumière, réveille en nous la sourde angoisse d'une nuit violée, d'un état d'inconscience
perturbé, arrêté. Incarnation contemporaine du Big Brother de Georges Orwell ou du
Numéro 2 de la série télévisée des années 60 Le Prisonnier, le visiteur de Sweet Dream
s'éloigne de la figure d'un État tout puissant pour prendre les traits plus anodins d'un
« tout un chacun » armé d'une batterie d'outils de communication (réduite cependant ici
à son plus simple appareil, l'ultime ramification d'un réseau planétaire, une petite touche
de clavier d'ordinateur). On peut aussi envisager cette (omni)présence de l'autre comme
un mal nécessaire - la juste contrepartie d'un accompagnement globalement souhaité. Et
devenir indifférent (voire réceptif) à son interférence, comme on peut s'accoutumer aux
bruits extérieurs et à l'envahissement de la publicité sous toutes ses formes. Ne tissentils
pas, en quelque sorte, un cocon sonore et visuel qui nous rassure sur la présence des
autres et notre appartenance à une vaste communauté humaine?
Plus récemment, Julie Morel s'est intéressée à une autre forme de Partition, qui interroge
plusieurs axes concomitants de ses recherches : l'archivage, le langage et la musique.
Invitée en résidence de création aux Archives Départementales de la Dordogne en
2009-2010, elle choisit de travailler sur un fonds de partitions musicales de bal créées
entre 1870 et 1930. Consacrées aux danses populaires d'alors, polka, quadrille, mazurka,
scottish et valse, et diffusées notamment par la maison d'édition Elie Dupeyrat, elles
sont nées juste avant l'invention du phonographe (1877), ou - pour les plus récentes -
au tout début de son histoire. La musique doit alors être jouée pour être écoutée, et sa
diffusion collective, populaire et festive s'accompagne souvent d'une pratique instrumentale
et vocale amateur, favorisant le succès de ces partitions. Délaissées aujourd'hui,
démodées et presqu'anonymes (dans le sens où leurs auteurs ne sont plus connus), celles-
ci sont uniquement lues par des musiciens archivistes3 ; elles constituent pour cette
raison un « matériau de base » que l'artiste peut « utiliser sans complexe, y compris dans
la transgression ». Julie Morel en propose donc une réappropriation personnelle, très
différente de la gestion systématique et scientifique des archives. Elle rejoint ainsi les
recherches d'une jeune génération d'« artistes iconographes » (selon la terminologie de
Garance Chabert & Aurélien Mole4), héritiers de l'Aby Warburg de l'Atlas Mnémosyne,
et qui, à l'instar de Jean-Yves Jouannais, recréent des histoires parallèles à partir d'un
patrimoine commun d'images, posant le principe d'une lecture libre et fictionnelle.
Parmi les milliers de partitions des Archives départementales de la Dordogne, Julie Morel
en a sélectionné douze, douze comme le nombre de vers d'un alexandrin ou celui
des plages d'un CD. Leurs titres résonnent avec sa vie : En revenant de Bourgogne de
C. Roy fait ainsi écho à sa récente acquisition d'une maison à Briant, transformée en
lieu atypique de résidence artistique (http://incident.net/res/). Ne sachant ni lire une
partition, ni jouer d'un instrument, Julie Morel pensait initialement utiliser un orgue de
barbarie ; elle lui préfère finalement l'ordinateur. Elle confie d'abord ses partitions à un
logiciel de reconnaissance de signes : les fichiers bruts et plats nés de cette transcription
automatique, dits MIDI (Musical Instrument Digital Interface), sont rééchantillonnés
et retravaillés avec le logiciel Live. En offrant aussi ses fichiers MIDI au jeune musicien
David Bideau5, de dix ans son cadet, Julie Morel pose à la fois la disponibilité de cette
matière sonore, et les infinis possibles de leur réinterprétation. Par l'usage de logiciels
accessibles à tous, l'artiste rappelle aussi combien l'ordinateur a bouleversé les pratiques
culturelles contemporaines ; nous retrouvons grâce à cet outil la dynamique de création
qui animait justement la fin du XIXème siècle. La diffusion d'alors se faisait dans les
bals ; mySpace puis YouTube ont pris le relais des bars et salles de concert depuis une
dizaine d'années.
Julie Morel ne propose pas, pour autant, une écoute des morceaux sur internet. Elle
a créé aux Archives départementales un dispositif de diffusion particulier, qui interrogeait
notre manière d'écouter la musique. Une partie des casiers de rangement des affaires
personnelles des visiteurs avait été programmée de façon à ce que l'ouverture de
leurs portes enclenche la lecture de l'une des plages de musique - chaque casier étant
associé à une partition. Pour s'assurer qu'aucune cacophonie ne naquît de l'ouverture
successive des portes, l'artiste avait modulé le niveau sonore de diffusion. L'écoute était
donc à la fois liée à une pratique physique de l'espace et des objets (qui n'était pas sans
rappeler la Wii), et déconnectée de ce même mouvement : le geste pouvait être naturel,
ample, rapide ou lent, le morceau n'en gardait pas moins son propre rythme de lecture.
Cette installation éphémère assurait aussi une proximité géographique et physique entre
l'oeuvre et sa source. Extraite aujourd'hui de son contexte de naissance, et diffusée sur
CD, Partition mute pour devenir musique à ouïr au quotidien, et se fondre dans nos
play lists préférées. Nombre de nos contemporains vivent avec leur casque ; les Ipods
d'aujourd'hui ne rappellent-ils d'ailleurs pas les pods du film eXistenZ de David Cronenberg,
qui impulsaient à la fin des années 1990, directement dans le corps des pluggés,
une énergie fictionnelle? Plus réservés à une minorité d'élus, détachés du ventre pour
rejoindre les oreilles, les iPod et autres dispositifs actuels d'écoute innervent tout autant
notre imaginaire « courant ». Les Étoiles filantes de Julie Morel me transportent ainsi
dans un univers proche de celui de Plaid6, nourri de nuits passées à la belle étoile et
des mélodies minimales et lunaires d'une certaine musique électronique. L'artiste en
a réalisé une transposition visuelle bouleversante, où les notes, figurées par des petits
points blancs perdus dans un grand fond noir, défilent avec la musique, dansant le lent et inexorable écoulement du temps.