ANNE STENNE // Le virus s'appelait I Love You
Texte pour le catalogue Oudoor - Édition du centre d'art contemporain le Bel ordinaire (Pau).
Anne Stenne a été chargée des expositions à l'IAC-Villeurbannes. Elle est actuellement directrice de production de Pierre Huyghe Studio.
À l'heure de l'accélération de l'information et de la communication via Internet, acteur et médiateur incontournable de notre quotidien, Julie Morel décrypte le net, à la fois comme outil de connexion et de déconnexion, et exploite ses failles. Elle interroge les «relations quotidiennes qu'entretient l'homme avec la technologie» et par la même les rapports entre les hommes.
Si depuis 1998, elle est membre du collectif Incident.net, site expérimental de Net Art, elle y partage le constat que «la poésie du numérique réside surtout dans ses bugs, incident, virus», soit la part d'imprévu, la perte de contrôle subits par les uns et générées par les autres. Au-delà des conséquences provoquées par ces disfonctionnements qui nous échappent souvent, Julie Morel s'intéresse à cet espace intermédiaire entre machine et humain, fait de codes et de logiciels, et appréhende le net «à la fois comme l'espace, l'objet et le média de ses créations».
À l'issu de sa résidence au Bel Ordinaire, Julie Morel présente Le virus s'appelait I Love You au Château d'Idron. Cette pièce trouve son origine dans un bug informatique provoqué par un jeune informaticien philippin. Le virus «I Love You», qui a marqué la mémoire collective, apparait pour la première fois le 4 mai 2000. Ce mail séducteur menace en quelques jours les boîtes aux lettres de millions d'internautes en détruisant le système informatique des ordinateurs et contaminant tous les contacts. La perte financière est évaluée à plusieurs milliards de dollars pour les États-Unis.
Fusionnant art numérique et hacking, «deux formes d'art trop souvent considérées comme mineur», l'artiste transpose le langage informatique en une sculpture interactive qui trouve sa forme dans la science fiction, à travers la figure du robot. En informatique un bot, contraction de robot, est un agent logiciel automatique ou semi-automatique, qui permet réaliser certaines tâches et de se reproduire rapidement.Julie Morel opère par «déplacement de sens du langage et de médium», procédé récurent dans son travail.
Situé à l'entrée du parc, lieu de promenade qui accueille également de nombreux mariages dans son enceinte, l'artiste plante dans le décor romantique du château, un robot d'environ cinq mètres de haut et deux mètres de large. Celui-ci se dresse dans l'alignement du château, passage incontournable pour les visiteurs, comme le gardien du lieu, venu d'une autre époque. Aux pieds du robot sont inscrits les chiffres «04-05-2000», tel un numéro de série correspondant en réalité à la date de lancement du virus sur Internet. Selon l'artiste, «la proposition joue avec ces éléments et les matérialise dans un espace physique anachronique, ce qui en multiplie interprétations possibles et brouille les pistes. Le robot apparaît clairement comme un élément étranger dans ce parc : c'est un cheval de Troie – terme également utilisé dans le jargon des virus informatiques – sa fonction est d'introduire illicitement des données dans un espace donné.»
La figure du robot, repris ici par l'artiste, a souvent été le fantasme d'un imaginaire futuriste, souvent en avance sur la technologie, parfois serviteur souvent ennemi de l'humain. Depuis le mythe fondateur de Frankenstein à l'apparition des premiers robots au début du XXème siècle, les représentations n'ont cessées d'évoluer dans les films tels que Metropolis (1927), 2001, l'Odyssée de l'espace (1968), Blade Runner (1982) où même Tetsuo (1989).
C'est dans la littérature, qui tient une place essentielle dans le travail de Julie Morel, que le mot Robot apparait pour la première fois, en 1920, dans une pièce de l'écrivain tchèque Karel Capek. «Robota» signifie«travail forcé». La pièce, intitulée Les robots universels de Rossum, mettait en scène une usine de robots qui finissent par se révolter.Isaac Asimov établit quant à lui, dans les années 50, les lois de la robotique dans son roman Les robots, en imaginant les garanties dont l'humanité devra s'entourer à l'heure du développement massif de la science robotique.
Les artistes s'intéressent également à ce phénomène. Richard Hamilton avec le mouvement Independant Group se sont interrogés, dès les années 50, à l'ère numérique, la société de consommation et sa culture visuelle en s'intéressant à la culture populaire de la science-fiction. Il s'approprient notamment le personnage Robbie le Robot du film La planète interdite en l'associant, par exemple, à Marilyn Monroe dans un collage, ou en l'invitant au vernissage de l'exposition « This is Tomorrow» de 1956.
Les artistes du collectif allemand Robot Lab, quant à eux, détourne des robots existants de leur fonction et leur donne une nouvelle vie en les reprogrammant.
Dans la lignée de ces artistes, puisant dans l'histoire de la robotique fictionnelle ou réelle, Julie Morel reprend la forme générique du robot, avec ses spécificités formelles minimales, déjà présentes dans les robots des années 30, et interroge ses modes de représentation. D'abord androïdes, le robot schématise le corps de l'humain mais s'en distingue par les attitudes, leur absence de sourire et d'expression physique.
La question du genre est notamment très présente dans la représentation des robots et reproduit souvent de nombreux préjugés. «Le Manifeste cyborg» de Donna Haraway, paru en 1985, sur le féminisme et le post genre, en témoigne. Comme l'explique l'artiste, «la robotique actuelle intègre assez systématiquement les sexes dans la conception de robots, mais pas franchement de façon progressiste (le robot femme est souvent un robot sexuel, ou un robot aide-soignant, ou d'accueil du public) reproduisant ainsi les clichés sociaux. De même les robots asexués ou méta-sexués (hermaphrodite, hybride, etc.) semblent quasi-inexistants, ce qui constituerait pourtant une piste intéressante.»
Consciente de ces problématiques, Julie Morel a choisi de représenter un robot asexué, dans sa fonction la plus rudimentaire : sans accessoires, plus proche du jouet que de la prouesse technologique, inhérente à la robotique. La structure très simple permet selon l'artiste «d'éviter la confusion de sens, les glissements superflus». Pas de boulons ou autres éléments décoratifs, toute la visibilité et lisibilité est donné au texte, au message « LOVE » inscrit au néon rouge sur le torse du robot. Le choix typographique est aussi le plus neutre possible puisqu'il s'agit d'une création d'après le format .txt, qui est la police par défaut des mails.
Le néon reste allumé en l'absence de mouvement et s'éteint lorsque l'on s'approche. Déjà en 2008, dans son œuvre Sweet Dreams présentée à la Galerie Duplex de Toulouse, la lumière est une métaphore de la présence/absence et met en scène l'hyperconnectivité de la société actuelle: la constante "présence" imposée de l'autre, qui peut devenir intrusion, et ce en dépit de la séparation physique». Sur l'un des murs de la galerie, deux petites touches d'un clavier d'ordinateur : « Sleep » et « Wake up » sont placées à hauteur de la main et sont reliées à sa lampe de chevet, à Paris. Pendant toute la durée de l'exposition, les visiteurs auront tout loisir de contrôler l'allumage et l'arrêt de sa lampe, de jour comme de nuit.
A Idron, la sculpture monumentale à la silhouette angulaire, toujours à contre jour, n'offre que très peu de points de vue. La lumière rouge et la fragilité du néon contrastent avec la masse noire et l'aspect massif du bois. Cette lumière donne une dimension énigmatique plus proche du virus informatique que de la sculpture. La nuit, la silhouette disparaît pour laisser place au texte, illuminé par le néon.
Avec son œuvre Partition (2010) Julie Morel utilise déjà cette lumière néon pour sa dimension magique, son fonctionnement et son esthétique qui se rapproche d'un vocabulaire numérique. Sa technologie lui permet d'intervenir sur son fonctionnement et de se l'approprier en le détournant de sa fonction.
Avec ce titre évocateur «Le virus s'appelait I Love You», Julie Morel donne vie avec poésie et une touche d'ironie à ce ver informatique qui a infiltré le réseau en mettant à mal nos repères avec un message d'amour. Le choix d'un virus sur l'amour n'est pas anodin dans notre contexte où la technologie comme outil de communication peut faire changer les relations humaines, capable du pire comme du meilleur; des réseaux sociaux participants au soulèvement de la population lors de la révolution arabe, au site d'information comme WikiLeaks qui fait frémir les gouvernements.
Julie Morel brouille les pistes et n'en a pas fini avec les déplacements de forme et de sens. Après l'invasion des boites mail par le virus, ce projet prendra la forme d'un timbre poste à partir des photos de «Le virus s'appelait I Love You». Avec humour et dérision, l'artiste envoie un bot-virus par courrier postal, bouclant ainsi la boucle.